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ne s'y risque qu'avec fureur. Aussi, quelque effet que l'on me fasse voir, je
crois difficilement à la haine ; l'amour et la crainte expliquent assez nos
crimes.
La colère serait donc toujours peur de soi, exactement peur de ce que l'on
va faire, et que l'on sent qui se prépare. Aussi a-t-on souvent de la colère
contre ceux qui vous donnent occasion de dissimuler ; le frémissement se
connaît alors dans les paroles les plus ordinaires. L'indiscrétion par elle-même
offense. Et peut-être l'offense n'est-elle jamais que dans l'imprévu. La colère
est donc liée de mille manières à la politesse. Même laissant cette colère qui
va avec l'action, et qui est presque sans pensée, je dirais bien que la vraie
colère naît de cette contrainte que chacun s'impose en société, par crainte des
gestes et des paroles. L'on comprend ainsi comment la colère peut être sans
mesure pour de petites causes ; car ce qui met en colère, c'est que l'on se craint
soi-même longtemps. Aussi je prends la haine comme étant plutôt l'effet que
la cause de la colère. Haïr, c'est prévoir qu'on s'irritera. C'est pourquoi souvent
l'on n'arrive pas à avoir de la haine, quoiqu'en trouve des raisons d'en avoir,
comme aussi on trouve difficilement des raisons de la haine qui ne soient
point faibles à côté. Comprendre cela, ce n'est pas de petite importance pour la
paix du cSur. Il est difficile de se garder de la colère, mais de la colère à la
haine, c'est un saut que le sage ne fait point.
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 222
Livre 5 : Des passions
Chapitre XI
De la violence
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Chacun s'est livré à des actes de guerre, même contre des choses, et sou-
vent pour des causes bien petites. Je veux que le lecteur examine avec
attention l'ordinaire de la vie ; il découvrira les effets de ces passions nouées.
Presque tous vivent sans gymnastique ; leur vie est pleine de contrainte, de
raideur et de timidité. Les égards de société, dans la fausse politesse, consis-
tent en beaucoup d'actions retenues et contrariées ; le tremblement, la rougeur,
les vagues chaudes qui marquent les migrations du sang, sont les signes de cet
état de paix armée, qui s'exaspère en effort contre soi. L'imagination suit le
même cours, et va d'elle-même à délivrer les muscles. C'est ainsi qu'une
pensée mal réglée tombe si aisément dans les solutions de la force. Plus d'un
homme, et dans tous les camps, médite ainsi sur le chemin de la guerre. Le
droit veut des prisons, des gibets et des coups de fusil. De là des maux sans
fin. Le pire des maux est peut-être que la justice se fasse par la force, car cela
fait haïr la justice, ou l'aimer mal. En quoi il n'y a pourtant qu'un mauvais
mélange. Car la pensée affirme le droit, et ne cède jamais là ; et le corps a
besoin d'action aussi ; ainsi il y a des lueurs dans cette nuit ; et la fureur
éclaire le devoir de penser. Ne dors point, dit la passion, avant que la justice
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 223
soit vengée ; mais il faut dormir d'abord. Si les hommes avaient plus d'expé-
rience de ces moments heureux où tout s'ordonne sans peine, à ce point que,
lorsqu'on va s'y mettre, tout est fait, ils ne recevraient point comme pensée ce
mouvement pénible et contrarié, où l'argument ne vaut que par l'approbation
de l'autre, que j'imagine. Un prisonnier de ces choses me fit entendre, comme
à travers les murs, ou par quelque lucarne, quelque chose qui n'était pas sans
valeur ; il disait que la force de pensée qui change les idées des autres lui
paraissait être une espèce de violence encore. Oui, pour beaucoup, la pensée
est fabricante, et c'est toujours la victoire qui a des ailes. Dans le fait je n'aime
jamais l'écrivain qui entreprend sur moi ; et c'est une des raisons pour
lesquelles l'éloquence ne vaut rien. Il faut que l'esprit soit seul.
La guerre est la fin de toutes les passions, et comme leur délivrance. Aussi
elles vont toutes là. Chacune n'attend que l'occasion. Ce n'est point un état de
paix véritable que celui où l'amant veut punir l'infidèle, et le riche le pauvre, et
le pauvre le riche, et l'injuste le juste, et le juste l'injuste. La pensée n'a plus
alors que des aiguillons ; mauvais sommeil. Ainsi les causes naturelles ont jeté
dans la guerre les ennemis de la guerre aussi. Ces pensées ne pouvaient se
terminer que par un grand mouvement et une colère libre. Il n'est donc pas
besoin de supposer que les gouvernants pensent à la guerre comme à une
solution, ou pour faire tuer les tapageurs, comme Voltaire dirait. La guerre
n'est pas une solution ; elle est la solution. Le jaloux tue avec joie ; l'horreur
ne vient qu'ensuite.
Telle est la matière de guerre ; si l'on voulait traiter des formes, un livre
suffirait à peine. Mais qui n'aperçoit la puissance de cette passion collective,
où toutes les colères, de l'ambition, de la maladie, de l'âge, s'expriment si bien,
avec l'approbation et la gloire ? Qui n aperçoit aussi comment l'imitation et la
pudeur y jettent la meilleure jeunesse, et comment les passions précoces y
jettent la pire encore mieux ? Enfin, comment le vieil art des recruteurs,
toujours adapté aux circonstances, dissimule mieux que jamais la contrainte et
sourit plus longtemps aux recrues ? Surtout l'idée fataliste est plus puissante
encore ici peut-être que dans toutes les autres passions, par la fureur des
prophètes, et par leur pouvoir aussi sur les faits, car notre malheur veut que
ceux qui annoncent soient aussi ceux qui décident. C'est un sujet dont j'aurais
voulu me détourner, car il exigerait toute la place, mais, dans mon idée, il l'a
toute, et tout ce livre n'est qu'une méditation sur la guerre, d'où seulement se
trouvent écartées, par un autre choix des mots, des images trop émouvantes, et
qui appellent un peu trop la guerre contre la guerre.
Alain (Émile Chartier) (1916), Éléments de philosophie 224
Livre 5 : Des passions
Chapitre XII
Des larmes
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On peut considérer les larmes comme une sorte de saignée naturelle, liée à
ce système amortisseur du sang qui a son centre dans les fosses nasales. Les
larmes marquent donc un soulagement, et comme la solution d'une crise. C'est
ce que l'on saisit bien sur le visage du tout petit enfant, où l'on voit se former
de ces vagues qui sont l'indice d'un grand travail musculaire, mais sans action.
Cette tempête finit en rire ou en larmes selon la violence de la crise. Chez
l'adulte, les médecins considèrent les larmes comme une solution favorable de
ces états d'extrême contracture qui peuvent conduire à la mort ou à la folie. On
s'explique par là qu'une rosée de larmes exprime nos joies les plus profondes ;
mais toujours après un étonnement ou un saisissement. Le sublime nous
touche aux larmes, sans doute par un double mouvement ; car le sublime au
premier moment nous accable ; mais aussitôt le jugement comprend et domi-
ne ; de là un sentiment souverain qui s'élargit et couvre le monde, et, par
réaction contre l'étonnement, ces douces larmes. On s'étonne que beaucoup de
cSurs secs aillent pleurer au théâtre ; c'est qu'il leur faut la déclamation et la
puissance des signes autour d'eux pour que leur vraie puissance leur soit
sensible un moment. Il s'y mêle sans doute alors quelque retour sur soi et
quelque pitié ; aussi c'est bientôt fait de se tromper là-dessus; et peut-être le
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